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Mémoire de pierre : Taille de pierre et compagnonnage (2/7)

samedi 23 septembre 2017, par SUB-TP-BAM RP

Mémoire de pierre : Des tailleurs de pierre syndiqués à la CNT

Partie 2/7 : Taille de pierre et compagnonnage

Frank :
Sur quel type de construction, intervenez-vous ?

Fred :
Nous sommes, Louis et moi, tailleurs de pierre. On travaille presque exclusivement pour la restauration du Patrimoine, les monuments historiques, le patrimoine sauvegardé. Mais il y aussi beaucoup de tailleurs de pierre qui travaillent sur des immeubles neufs.

Frank :
Pour y faire quoi ?

Fred :
La grande mode actuellement, dans le bâti moderne, c’est de faire de la pierre moulée, c’est-à-dire que c’est de la fausse pierre, de la pierre reconstituée, ou de la pierre agrafée. On veut faire croire que c’est de la pierre massive, mais en fait c’est un parement de 3 centimètres d’épais.
Pour réaliser ces travaux, des tailleurs de pierre sont demandés. Beaucoup refusent considérant que faire cette merde serait trahir nos métiers. D’ailleurs, on peut constater que sur constructions prestigieuses récentes comme l’Opéra Bastille ou l’Arche de la Défense, par exemple, il y en a des tas qui se cassent la gueule. Et là, j’ai le cas du Palais de Justice de Nantes, qui a été inauguré par le maire en janvier 2001 ; il y a des plaques agrafées, des grosses plaques de granite qui tombent de 20 mètres de haut. Ce n’est pas normal, ça veut dire qu’il y a des entreprises qui cassent le boulot.

Pour revenir à l’action syndicale, avec ce camarade de la CGT, on a lancé l’initiative de créer une coordination de tailleurs de pierre. Au début, on a voulu faire un truc très consensuel, sans référence syndicale, pour les acquis de la corporation, parce qu’on s’est dit qu’il faut pouvoir accueillir tout le monde. C’est comme une loge, ce sont des ouvriers qui se rassemblent. On avait appelé cela « Initiative pour une coordination des travailleurs de la pierre », avec pour objectif de regrouper les camarades de la CGT qui avaient à l’époque participé à la création du syndicat parisien des travailleurs de la pierre CGT, tombé depuis en désuétude, quelques camarades de la CNT, et ouvrir ça à des camarades sensibles au discours, mais sans leur dire : « t’es obligé d’adhérer », ou des choses comme ça. Ça a duré un temps, on a essayé de lancer une dynamique dans ce sens là, mais ça n’accrochait pas facilement sur les chantiers, et lors d’une réunion de « Initiative pour une coordination des travailleurs de la pierre », il y avait des camarades de la CNT, 2 ou 3, des camarades non syndiqués, et 3 camarades de la CGT tailleurs de pierre, qui étaient adhérents à la société Construction Île-de-France, à la CSC.
Finalement, on a tous décidé de rattacher officiellement ce groupe de tailleurs de pierre au Syndicat Unifié du Bâtiment de la Région Parisienne, le SUB CNT, pour avoir une lisibilité plus concrète.
Les camarades de la CGT étaient très favorables à faire un syndicat de métier, corporatif, ce qui créait un point d’achoppement. Ils voulaient leur boutique, chose qu’ils n’avaient pas réussi à faire à la CGT. On a essayé d’avoir une approche différente mais qui puisse convenir à tous.
Le Syndicat du Bâtiment de la CNT ayant déjà produit des textes sur les chambres syndicales de métier, on s’est interrogé sur comment créer une structure souple, non sectaire, qui permette de regrouper des gens de métier, au sein d’un collectif, qui puisse au travers d’une approche corporative (réflexion sur le métier, sur les conditions de travail, la formation,…), conduire à une conscience de classe. Au sein d’une structure englobant, mais aussi dépassant les tailleurs de pierre, pour les réunir dans une Chambre Syndicale des travailleurs de la pierre, donc tous les métiers qui sont dans un processus de transformation de cette matière.

Frank :
À par vous, qu’est-ce qu’il y a ?

Fred :
Des sculpteurs, graveurs, marbriers (en funéraire), tout ce qui est transformation de la pierre, granite, marbre, calcaire, dure, ferme, etc., même si malgré tout, ça s’est surtout créé avec des camarades tailleurs de pierre. C’est les traces qu’on a de notre métier, parce qu’il y a des métiers qui laissent moins de traces que d’autres. Ce n’est pas méchant ce que je dis, je n’ai pas du tout de mépris. Je pense qu’on a une envie plus forte de vivre ...

Frank :
J’imagine que comme vous travaillez pour le Patrimoine, vous êtes heureux de faire du bel ouvrage.

Fred :
Il est vrai que c’est un univers très particulier, au sein même du Bâtiment, avec une certaine réputation. Quand on dit à des camarades sur un chantier, « on est tailleurs de pierre », on nous dit « ah, vous êtes des artistes ».

Frank :
Vous avez une certaine idée de l’esthétique.

Fred :
Notre métier est un savoir faire. On apporte une pierre à l’édifice, on n’est pas sculpteur. Un tailleur de pierre, c’est du bâtisseur avec une tradition, qu’on peut faire remonter à 2 000, 3 000 ans. 10 000 ans même, quand je pense, aux premières constructions.
Et qui s’est forgé dans la construction des cathédrales. Je sais que Louis ne sera pas d’accord avec moi, mais je pense qu’il y a l’empreinte, même inconsciente, de ce qu’on appelle le compagnonnage. Je ne vais pas développer ici sur ce qu’est le compagnonnage, il y a des ouvrages qui en parlent très bien. Le compagnonnage fut le premier mode d’organisation qui a permis aux ouvriers de se réunir. Il apparait au XIIème siècle, sur les chantiers de cathédrales, avec un mode de fonctionnement pour se défendre des attaques de l’Église, et de tout ce qui pouvait être perçu comme un danger pour la corporation.
Cette tradition (avec ses termes, son langage …) fait que même si aujourd’hui on n’est pas chez les compagnons, l’esprit est souvent présent. Moi je suis chez les compagnons, Louis n’y est pas, donc on s’engueule tout le temps.

Louis :
Je ne veux pas y être parce que je pense qu’on peut faire un boulot aussi bien, sans la réflexion des compagnons. Quand on parle de l’âge d’or, parce c’est à mon sens celui qui date des moines bâtisseur et n’est donc pas dû aux compagnons.

Fred :
Ce qui est important et intéressant, et on s’en inspire encore aujourd’hui, dans la chambre syndicale malgré tout, c’est que le compagnonnage a été aussi une structure qui a permis de coordonner les revendications des ouvriers, qui étaient spécifiquement attachées aux adhérents du compagnonnage. Bien sûr c’était très élitiste. C’est pour ça aussi qu’au début du XIXème siècle, le moindre ouvrier qui voulait apprendre son métier, était chez les compagnons. C’était la seule école qui permettait aussi de voyager, parce qu’il fallait se détacher de son pays, il fallait voir du monde, différentes techniques de métiers, différents édifices. La force du compagnonnage a souvent permis les premières grèves. Il a réussi à coordonner tout ça parce qu’il n’y avait rien d’autre. Les premières grèves, les caisses de secours, de retraite, de mutuelle, l’aide aux veuves, aux orphelins, pour tous les métiers du bâtiment, viennent de là.

Louis :
L’industrie, les métallos aussi, ça a une histoire, qui ne passe pas par le compagnonnage.

Fred :
Ce qui m’intéresse, et m’inspirer aussi, c’est quand le compagnonnage était capable d’interdire une boutique, quand un patron, ce qu’on appelle le singe, un compagnon ou un bourgeois, refusait de bien payer ses ouvriers, ou il les faisait bosser comme des larbins, comme des chiens, ou qu’il frappait ses apprentis. La société de métiers de la ville pouvait interdire à tous les compagnons et ouvriers d’aller travailler dans cette entreprise. On est aussi les héritiers de ces corporations de bâtisseurs, pour transmettre le savoir, le flambeau aussi de leurs pratiques de défense collective.

Louis
On pourrait se dire que les tailleurs de pierre, c’est assez fermé. En fait, on a envie de partager.

Pour accéder à la suite de l’entretien : Partie 3/7 : « La Fraternelle »

Pour revenir au début de cet entretien :
Partie 1/7 : État du syndicalisme dans le bâtiment
Partie 2/7 : Taille de pierre et compagnonnage

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