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LE LOGEMENT, UNE HISTOIRE DE COCHON ?

Une approche syndicale de la question du logement (2)

mardi 30 mars 2021, par SUB-TP-BAM RP

Dans le cadre de l’appel à mobilisation pour :
« La journée d’action européenne pour le droit au logement l’arrêt des expulsions et le gel des loyers »
Dont notre syndicat est signataire, nous avons souhaité réaffirmer notre position et les actions directes que nous préconisons, par une suite d’articles

Avant-propos
Notre place dans le cycle de production, notre forme d’organisation syndicale, et notre projet révolutionnaire induisent une implication essentielle dans l’acte de construire. Si ce dernier ne se résume pas à la question du logement, il reste indéniable qu’en tant que totalement producteurs de ces espaces, et usagers de leur part dite « sociale », notre intérêt est particulièrement vif à leur endroit.
Si, comme producteurs notre contrôle se limite malheureusement aujourd’hui à l’implantation que nous avons dans les entreprises, notre structuration en syndicat d’industrie, rassemblant localement, à travers tous les métiers du BTP (du manœuvre au charpentier, du plombier à l’architecte, de l’agent immobilier au couvreur, du métreur au maçon, du concierge au géomètre, etc.), tous ses acteurs, nous permet, par nos principes d’échanges mutuels, d’envisager les orientations et les moyens d’une intervention révolutionnaire sur le sujet.

Ce texte, parmi d’autres qui le complète, revient sur les prémisses de l’organisation et la lutte des locataires.

1. La question du logement, une affaire syndicale ?
Le syndicalisme naissant du début du vingtième siècle, entravé par une structure organisationnelle de métiers (et non d’industrie) parcellisant la vision sur la production du cadre bâti, mis en œuvre cependant les premières organisations de défense des locataires, utilisant pour cela la pratique d’action directe chère aux militants libertaires qui l’avaient précédemment développé dans le cadre des différentes ligues intervenant sur la question du logement.
Mais comme le syndicalisme d’Union Sacrée, l’Union syndicale des locataires abandonna les formes d’actions directes qui avaient fait sa force, pour devenir dès 1918 un rouage de la collaboration de classe, et pris ses distances avec le syndicalisme qui l’avait fait naître.

2. Action directe
À la fin du XIXe siècle, en France, le loyer est dû par terme de six mois, payables d’avance, à la mi-avril et à la mi-octobre. Le jour du terme, Paris est sillonné de charrettes à bras et de voitures de déménageurs qui utilisent une cloche pour signaler leur disposition à d’éventuels locataires sur le départ.

Ceux et celles qui sont déjà en dette de loyer et veulent éviter que leur propriétaire fasse saisir leur peu de biens mobiliers, tentent alors de quitter les lieux clandestinement. C’est ce que l’on appelle : déménager à la cloche de bois (silencieuse).

Le déménagement à la cloche de bois

Dans la période 1880/1890 se créent des associations comme « le Comité révolutionnaire pour la grève des loyers » de François Hénon, ouvrier chaisier, « la Ligue des anti-propriétaires » du compagnon menuisier Joseph Tortelier ou « les Compagnons de la cloche de bois ».

Le chant des anti-proprios

Les locataires y font appel pour organiser leur déménagement à la cloche de bois. Mais la disparition de la presse libertaire, résultat de la répression qui suit la période des attentats de 1892-1894, met fin provisoirement à ces actions menées principalement par les anarchistes.

François Hénon

L’ancien militant de la ligue des anti-proprios Casimir Pennelier, Secrétaire libertaire du syndicat des clercs d’huissiers, membre du Comité de la grève générale nommé par le congrès confédéral de la CGT (1900), et élu à la commission d’administration de La Voix du peuple au titre de la section des bourses de la CGT, organise à 45 ans (en 1903) « le Syndicat des locataires ».
Reprenant les modes d’action directe de la défunte Ligue des anti-proprios, il dote aussi le syndicat d’un programme juridique et d’un mode d’organisation corporatif. Ce syndicat, adhérent à la CGT et dont Pennelier est secrétaire, tient permanence au bar de la Bourse, 1 bis boulevard Magenta. Mais le syndicat, sans réelles ressources, doit rapidement renoncer à sa campagne contre les logements insalubres, et se contenter de déménager (à la cloche de bois) ses adhérents le jour du terme.

Casimir, Arthur Pennelier

3. Un tour de Cochon
En décembre 1909, lors d’une réunion à la Bourse du travail, Jean Breton (dit Constant), âgé de 62 ans, ancien communard déporté, conseiller prud’homal et ouvrier de la voiture, expose son projet de constituer un syndicat des locataires en opposition au syndicat des propriétaires qui venait de se former à Clichy.
Le conseil d’administration est donc élu le 14 janvier 1910, avec Constant comme secrétaire, et un certain Georges Cochon, âgé de 30 ans, ouvrier tapissier, ayant passé trois ans aux Bataillons d’Afrique pour objection de conscience : trésorier.

Si la principale activité doit rester la pratique des déménagements à la cloche de bois, toujours très populaire, Constant, là encore, donne au syndicat un mode d’organisation et de fonctionnement très proche de n’importe quelle autre organisation corporative de la C.G.T. Ainsi, à la pratique de l’action directe, admise comme la meilleure forme de lutte, s’ajoutent également de solides revendications économiques.

En effet, en ce début du xxe siècle, alors que près de la moitié des Français travaillent encore chez eux, l’insaisissabilité du mobilier ouvrier est alors une priorité pour l’Union syndicale, car outre les biens mobiliers, c’est l’outil de travail (alors propriété du travailleur) qui est objet de saisie.

Le cahier de revendication de l’Union est donc le suivant :
– Assainissement des logements insalubres ;
– Insaisissabilité du mobilier ;
– Paiement à terme échu ;
– Taxation des loyers ;
– Suppression des étrennes au concierge ;

Le moyen ultime préconisé par le syndicat, tant qu’il reste sous l’influence de Constant (1911), est la grève générale des loyers.

Des réunions publiques, mobilisent les militants syndicaux pour permettre la création de sections. Le Syndicat des locataires reçoit un accueil enthousiaste et des sections se créèrent bientôt dans tout le département de la Seine.
Le 15 février 1910, il est donc décidé de grouper les diverses sections des locataires sous le titre d’ »Union syndicale des locataires ouvriers et employés de Paris et du département de la Seine ». Constant, qui a d’autres mandats syndicaux, laisse alors le secrétariat général à Georges Cochon.

G. Cochon

Constant, toujours adhérent, va cependant rapidement s’opposer à la forte personnalité de Cochon, et, dès avril 1911, il blâme le conseil d’administration du syndicat d’avoir demandé le concours de députés pour appuyer ses revendications. Devant la tournure des événements, il abandonne le Syndicat des locataires et son action revient se fixer sur la corporation de la voiture, dont il venait d’être nommé secrétaire de la fédération.

4. Sous les feux de la rampe
Georges Cochon tient une chronique régulière dans l’organe de la CGT : « La Bataille syndicaliste », et l’auteur du petit traité : "39 manières de faire râler son concierge".
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De manifestations en déménagements à la cloche de bois, le syndicat se développe. En juin 1911, il y a 11 sections du syndicat à Paris, 9 en banlieue et 3 500 adhérents.
Lors de saisies/expulsions, Georges Cochon met si bien en scène les mobilisations de l’Union syndicale comme ses propres interventions que la presse s’en empare et leur donne un écho inattendu.
« Dévalant des pentes de Montmartre, de Ménilmontant, de la Montagne Sainte-Geneviève la carriole rebondit sur les cailloux pointus. Les casseroles tintent contre la fonte du poêle. Le sommier métallique grince. Brandissant des cloches, cognant à tour de bras sur des seaux, quelques démons en blouses, à barbes hirsutes poussent la charrette en hurlant. Le bourgeois dresse sa tête finement ornée du bonnet de coton à pompons avant de se replonger sous les draps. C’est Georges Cochon qui part en guerre contre M. Vautour. »

Cochon et les sergeots

Le spectacle est ainsi créé et s’alimente :
La première action notoire de Cochon débute le 1er janvier 1912, lorsque Mme Chazelles, sa propriétaire, apprenant qu’il est président de ce syndicat, le congédie. Il hisse alors le drapeau rouge au cinquième étage de son appartement du 62 de la rue de Dantzig et se barricade avec femme et enfants pour protester contre cette expulsion sauvage.

Le siège de Dantzig

Ravitaillé par les voisins pendant 5 jours, il obtient la levée du siège policier. Le tribunal le condamne à la peine minimum, un franc. Le déménagement public de son mobilier menacé de saisie est suivi par la foule et est animé par le « raffût de Saint-Polycarpe (1) », composé de clairon, casseroles et sifflets où chacun interprète de concert le morceau de son choix.

le « raffût de Saint-Polycarpe »

Puis les actions s’enchainent et se multiplient :
• 500 ouvriers grévistes du bâtiment construisent une maisonnette, pour la famille Travouillon (10 personnes) expulsée, sur un terrain de la mairie de Puteaux,

Auto-construction de lutte

• Pour les sans logis, le syndicat occupe les maisons bourgeoises, organise des campements impromptus, comme le 10 février dans la cour de la préfecture de police, sous les fenêtres de son mortel ennemi, le préfet Lépine, qui régulièrement envoie ses « sergeots » contre les « déménageurs » de l’Union ;

Lépine … dans l’cul !

• Le 28 février 1912 l’Union reloge une famille dans le jardin des Tuileries où le syndicat des charpentiers construit une baraque de fortune en 13 minutes, baptisée « maison avec jardin ». Cette action entraîna le vote par le conseil municipal de Paris d’un emprunt de 200 millions pour la construction de logements économiques.

Maison avec jardin

• En avril 1913 après avoir investi l’Hôtel de Ville à la tête de plusieurs milliers de sans-logis, Cochon prend d’assaut l’église de la Madeleine où l’on célébrait des premières communions, dans l’espoir de loger ses protégés dans les locaux spacieux réservés à Notre Seigneur. M. Lépine qui aimait l’ordre se fâche.

• Georges Cochon riposte en investissant à la tête de quinze mille personnes la caserne du Château-d’Eau, place de la République, pour y loger 50 familles et leurs enfants.

• Le 21 juillet 1913, il prend possession, avec la complicité de leur occupant, pour plusieurs familles nombreuses, de l’hôtel particulier de La Vérone loué par le comte Antoine de La Rochefoucauld situé 17 boulevard Lannes. À la fin du bail, la comtesse les reloge dans des pavillons qu’elle a payés elle-même.

En route pour l’hôtel particulier de La Vérone

Georges Cochon est alors très populaire et profite de toutes les occasions pour faire connaître sa lutte en faveur des plus démunis, ce qui lui vaut le surnom de « notre Sauveur, à nous, les gueux » ou encore « le président des sans-pognon ».
Des artistes comme le chansonnier libertaire Charles d’Avray, qui compose « La marche des locataires », ou Théophile Alexandre Steinlen lui prêtent leur concours, célébrant ses « tours de cochon ».

Steinlen

Un grand nombre de chansons concernant Cochon et la lutte des locataires ont été recensées dont : La Cochonette, Donnez des logements, Papa Cochon, C’est Cochon, V’là Cochon qui déménage de Montehus, Le Chant des locataires de Robert Lanoff ...

5. Cochon qui s’en dédie
La réputation grandissante de son secrétaire général, et l’implication personnelle de Georges Cochon dans les élections municipales de mai 1912, où il se présente dans le quartier du Père-Lachaise, amènent des discussions dans l’Union et provoque la scission.
Le 8 janvier 1913, il tente même d’occuper la bourse du travail pour y installer Mme Saint, locataire expulsée.

Cochon exclu, rejeté par le mouvement ouvrier et les libertaires, crée « la fédération nationale et internationale des locataires », qui connaît beaucoup moins de succès, elle végétera jusqu’à la Grande Guerre où la question des loyers des soldats mobilisés consacrera la première reconnaissance officielle des associations de locataires.
En avril 1914, le tribunal de grande instance de Paris fait interdire les déménagements à la cloche de bois.

Mobilisé en août 1914, Cochon participe à la bataille de la Marne dont il est rapatrié pour blessure. Détaché aux usines Renault de Boulogne-Billancourt en janvier 1915, il est renvoyé dans sa caserne en 1917 mais en déserte le 6 février et reprend immédiatement les déménagements à la cloche de bois. Il est arrêté et condamné par un conseil de guerre à trois ans de travaux publics dans un bagne militaire en Afrique du Nord.

Georges Cochon publie un journal hebdomadaire « Le Raffût », qui eut 7 numéros en 1917. Une nouvelle série (année IV) allait paraître à Paris du 13 novembre 1920 au 30 décembre 1922 (92 n°), date à laquelle le siège du journal et du syndicat des locataires fut transféré 189 faubourg Poissonnière dans le 9e arrondissement.

Le Raffut

Pendant la guerre, l’Union fédérale des locataires était devenue l’Union confédérale des locataires (UCL) dont l’emblème était deux mains qui se serrent, L’Union par la force. L’UCL deviendra en 1946 la Confédération nationale des locataires (CNL) proche du Parti communiste.

G. Cochon participait encore au mouvement des Locataires en 1925-1926, puis disparait des radars. Il meurt le 25 avril 1959.

Notes
(1) Saint-Polycarpe :Fête religieuse fictive, à l’occasion de laquelle on se doit de faire du tapage et de pester contre les usages, les valeurs ou les situations de l’époque présente, ainsi nommée de saint Polycarpe, évêque de Smyrne au deuxième siècle après J.-C., réputé pour ses violentes invectives contre les mœurs et les coutumes de son temps.