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Les Saints Ordres Patronaux

Syndiquer les apprenti-es, une urgence révolutionnaire !

mercredi 14 septembre 2016, par SUB-TP-BAM RP

Lors de mon adhésion au Syndicat Unifié du bâtiment de la CNT il y a maintenant quelques années, j’étais apprenti menuisier. À vrai dire, dès mon contrat d’apprentissage en poche, j’envoyai un courrier puis me présentais à une permanence du SUB.

Bien m’en pris, comme vous allez le voir...

J’écris cet article assez tardivement, pour plusieurs raisons.

1) D’une part, la répression est réelle : les CFA (Centre de Formation des Apprentis), contrairement aux lycées, aux collèges, aux universités, sont gérés de manière managériale (j’y reviendrai) par des consortium d’entreprises : il y a des CFA du MEDEF, d’autres affiliés à des regroupements d’entreprises plus restreints mais tout de même puissants : il va sans dire que monter un CFA, ça demande un sacré investissement. En retour, ça permet de formater (plus que former) de futur-es salarié-es dociles, et de s’agréger des entreprises via les apprenti-es-larbin-es qu’on leur envoie.

La conséquence pour les apprenti-es mal vu-es ou rebelles, c’est que l’indiscipline en classe peut tout simplement leur valoir une mise sur la liste rouge de toutes les entreprises membres de l’organisation à laquelle appartient leur CFA : c’est-à-dire, la plupart du temps, l’essentiel des artisans et moyennes entreprises de la région. Bon courage pour trouver du travail ensuite, dans un contexte de chômage structurel de masse où la sortie du statut d’apprenti (quasi-gratuit) vers celui de salarié déclaré est déjà délicate.

2) D’autre part, le dégoût final pour une période de formation commencée avec un enthousiasme et un plaisir réel m’ont plutôt encouragé à voir de l’avant et à lâcher cette plume pour faire et penser à autre chose.

Il y a beaucoup de choses à dire sur l’Éducation Nationale et son rôle de mise au pas de la jeunesse. Dans les CFA, le rôle de l’Éducation Nationale se réduit à l’élaboration du programme d’enseignement et à des inspections sporadiques en CFA. Il est notable que lorsqu’une réforme du calendrier scolaire à lieu dans l’enseignement général, il donne lieu à grèves et manifestations.

Pourtant, presque chaque année ont lieu des coupes franches dans le temps consacré à l’enseignement en CFA au profit du temps consacré à larbiner pour son patron, avec des conséquences évidentes sur la qualité de la formation.

Car en effet, et souvent les profs de CFA en conviennent, le travail chez le patron, pour un apprenti, n’est pas très intéressant, ni très qualifiant, ni très formateur. Mais ça, c’est vrai depuis le XIXè siècle. Les CFA, leur rôle théorique, c’est de compléter – en réalité de contrebalancer – la formation patronale. Faire du bleu un professionnel. En réalité, c’est d’abord la soumission à son patron qui est enseignée, jusqu’à l’abnégation.

Ainsi, lors de la journée de rentrée au CFA, son directeur a voulu mettre l’accent sur la sécurité au travail : il a alors énoncé cet axiome répété plusieurs fois au cours de l’année, dont la logique est stupéfiante : « Rappelez-vous que ce ne sont pas les machines qui sont dangereuses, mais le comportement de l’ouvrier qui les manipule ». Ce genre de non-sens fait froid dans le dos si l’on se souvient que longtemps, lors du moindre conflit de droit commun et même pénal, le patron fut cru sur parole contre l’ouvrier à l’audience. Car la logique qui se cache derrière ce genre d’« enseignement », c’est la pure et froide domination patronale : le Capital est gentil, le Travail est méchant ; la machine est précieuse et juste, l’ouvrier potentiellement plein de vices n’a qu’à bien se tenir.

La médiatisation policière du mouvement actuel veut d’ailleurs nous faire boire jusqu’à la lie cette même logique : les violences policières sont (et n’ont-elles pas toujours été ?) la faute du comportement de leur victime, la faute à celui ou celle qui s’est trouvé sous la matraque, sur la trajectoire du projectile militaire.

Si l’idéologie patronale n’a jamais été remise en question mais plutôt distillée tout au long de notre formation, avec autrement plus de succès que l’enseignement de la menuiserie proprement dit, cela vient tout simplement de la structure de l’enseignement technique en France : encore une fois, les CFA sont aux mains des patrons. Dès lors, tous les enseignants et cadres d’administration du CFA sont d’anciens petits ou moyens patrons, blancs, mûrs et masculins, le « CPE » (Conseiller Pédagogique d’Éducation) est remplacé par un « manager pédagogique », et ainsi de suite. Quant à la personne en charge de l’infirmerie et du rôle d’assistante sociale, elle sera remerciée après deux ans d’exercice, soit-disant pour des raisons budgétaires, mais plus probablement afin de peaufiner un organigramme néolibéral déjà bien léché.

Le moindre retard ou la moindre absence est signalée au patron de l’apprenti, ou plutôt faut-il dire au collègue de l’équipe pédagogique, et les profs sont démunis face au comportement normal d’un élève, c’est-à-dire normalement indiscipliné (pas trop, mais pas docile pour autant). Voilà qui en dit d’ailleurs long sur les rapports dans l’entreprise : ces anciens patrons se trouvent désemparés face à la moindre insubordination, aussi peu critique soit-elle, eux qui sont habitués à la soumission de classe, au rapport ordinaire entre patron et salarié à l’heure du triomphe du Capital.

Il faut d’ailleurs ajouter à tout cela le rappel que le CAP et l’enseignement technique sont considérés en France comme une « voie de garage », bonne à reléguer les rétives et les rétifs à la discipline éducative de masse. Ainsi, quand on te traite comme de la merde depuis des années, et qu’on termine ton parcours scolaire par te plier à l’idéologie et aux attentes de tes futurs exploiteurs, difficile de ne pas se sentir bien seul-e.

Dans un tel climat de soumission, la fin de la formation se traduit par d’énormes lacunes techniques et sur les normes de sécurité, mais une intégration parfaite des attentes ordinaires d’un patron exigeant, sur les retards, la productivité, la disponibilité, la convivialité et la soumission dont il convient de faire preuve lorsqu’on est un « bon élément ». C’est que le Patron est la fondation de toute la formation : pas de patron, pas de formation : on peut être accepté en apprentissage dans un CFA, pour être finalement viré, parce qu’on n’a pas trouvé de patron. Inversement, si le patron vous remercie avant la fin de la période d’essai par exemple, le CFA n’a aucune obligation à vous garder.

Quant au syndicalisme, il fait tout simplement peur : imagine si ton patron l’apprend ? C’est sans surprise que le virilisme et ses démonstrations incessantes de « courage » et de puissance spectaculaires est totalement incapable de pourvoir à la subversion de sa condition de larbin.

Puisque je parle de virilisme, je terminerai sur le racisme et le sexisme ambiant dans un tel climat d’enseignement. Les « réveille-toi Banania ! » à un élève noir qui s’était endormi en cours, ou autre « tu tapes sur ta copine si tu veux, mais tu tapes pas sur ta pièce ! », je ne les ai pas tous retenus, j’aurais du les noter. Par contre, je sais que la seule fille de la promo n’a pas eu son CAP : il se trouve que cette année-là était lancée une campagne pour encourager la présence des femmes dans le bâtiment ; or c’est toute la perversité et le faux soutien du paternalisme qui a mis des bâtons dans les roues de ma camarade : sous prétexte qu’elle était davantage choyée que les autres par nos enseignants, le moindre signe d’indiscipline lui était bien plus reproché qu’aux autres.

Elle s’est donc vu reprocher une soi-disant ingratitude à l’attention spéciale qu’elle n’avait pourtant jamais sollicitée. Enfin, ce sont les secrétaires (exclusivement féminines, car une bonne entreprise ne se doit-elle pas de refléter à la perfection les structures de domination de la société ?) qui se sont mise à s’en prendre à elle, sommée de « mettre les bouchées doubles » et de « faire ses preuves », vu son « statut spécial ». L’intériorisation du sexisme est bien réelle, la position de subalterne n’est jamais enviable. En tous cas, c’est sans surprise que ma camarade a fini par enchaîner les semaines d’absence pour fuir cette atmosphère toxique.

Quant à moi, après deux mois passés auprès de petits patrons bobos bien sympathiques, ces derniers se sont rendu compte que quand même, un apprenti, ça coûte des sous, et ont tenté de me licencier pour faute grave. C’était trop compter sur l’abandon (réel) et les obstacles (épuisants) de mon CFA, mais sans compter sur le soutien de mon syndicat, et une lutte âpre qui m’a tout de même permis d’obtenir mon diplôme.

Mais à mon sens c’est une urgence syndicale que de faire entendre une autre voix aux apprenti-es de toutes les branches , leur faire bien comprendre qu’ils et elles ne sont pas seul-es dans leur galère, qu’ils et elles ont tort de soumettre à des Centre de Formation qui se foutent littéralement de leur gueule quand ils ne participent pas tout simplement à la maltraitance patronale.