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Les managers sont des illusionnistes

lundi 20 février 2017, par SUB-TP-BAM RP

Dans un article pompeux que l’on a l’impression d’avoir déjà lu 50 fois, une cadre de la fonction publique mal inspirée prétend se servir de l’univers d’Harry Potter pour métaphoriser sa prose libérale… En nous montrant qu’elle n’y connaît finalement pas grand-chose.

Bref résumé du discours :

1) Les moldus [=les non-sorciers dans l’univers d’Harry Potter] sont les ouvriers/encadrés qui exécutent des tâches parcellisées, donc il devient de plus en plus difficile de comprendre le sens général du travail effectué.
2) heureusement, les magiciens-managers sont là pour “agir”, c’est-à-dire “créer du sens” et expliquer aux moldus le sens de leur travail insensé. La consigne du manager devenant la « formule magique ».
3) cependant (autocritique) : il est difficile de créer du sens, car “Nous sommes souvent de purs magiciens sans prise avec le réel de l’acte productif.” Il faut donc remettre du "“faire”" dans le “faire-faire”…
Donc le sens du travail réside bien dans le “faire”, tout ce que disent les managers n’est qu’illusion.

« Pour pouvoir être efficaces, redonner du sens aux actes productifs et parvenir à faire « tourner » réellement l’organisation, il nous faut par moment poser notre baguette magique et passer du faire-faire au simple faire. Beaucoup de cadres l’ont compris aujourd’hui et invitent à passer du statut de manager au statut de « maker ». Il s’agit pour eux de créer des espaces, des temps, des lieux (FabLabs, espaces de co-working…) où on donne l’opportunité à chacun de « faire » plutôt que de faire-faire. En somme cette vision invite à redevenir de simples moldus. »

Mais… Les sorciers ne sont-ils que des managers du monde magique ? Eh bien non.

Les cinq exceptions aux lois de Gamp définissent que ne peuvent être produits par la magie : la nourriture, l’amour, la vie, et l’information et l’argent (l’or peut éventuellement l’être par la pierre philosophale, mais ça reste très anecdotique et complexe).

Donc n’importe quel sorcier devra accomplir un certain nombre de tâches productives pour vivre correctement. Il y a d’ailleurs dans le monde sorcier des processus d’accumulation de richesses (famille Malfoy, famille Black, famille Potter) et d’autres qui vivent plus dans la pauvreté matérielle (Famille Weasley, Rubeus Hagrid, Sibylle Trelawney). Même si l’économie et la production dans le monde sorcier reste compliquée à analyser (bien des « pop-marxistes » s’y sont cassés les dents) et repose en grande partie sur l’exploitation d’elfes de maison et de gobelins ; pour dire que le sorcier est cantonné au “faire-faire” et qu’il en oublie le sens du “faire”, il faut vraiment pas ne pas avoir compris les bouquins.

Qu’il s’agisse de la préparation de potions, la quête de produits rares (pierres, herbes, artefacts), la production artistique, le soin, la bureaucratie, les médias, l’éducation, la répression, l’élevage d’animaux magiques, le commerce, la restauration, à peu près tout le monde travaille (et parfois sans trop d’aide de sa baguette) et “fait” dans l’univers sorcier. À part quelques connards de chefs (Cornelius Fudge) et des sortes d’aristocrates (Lucius Malfoy).

Le sortilège est un processus très éloigné de la consigne infantilisante prescrite par le cadre : il nécessite un travail d’apprentissage, un outil à maîtriser (la baguette), un effort physique de concentration. Et surtout, il ne concerne que la personne qui le lance et la matière. Seul un nombre assez restreint de sortilèges agissent directement sur les humains (attaques/défenses), et le seul qui permet vraiment de faire exécuter sa volonté à autrui, qui correspondrait donc à une consigne de chef de service, est le sortilège de l’Imperium, qui fait partie des « trois sortilèges impardonnables ». Aurélie Dudézert range donc les managers dans la catégorie des Mangemorts, (les mages noirs de l’univers d’Harry Potter, notons d’ailleurs la ressemblance entre « manager » et « mage noir »).

Aurélie Dudézert attribue aussi le caractère abstrait (et donc magique) des tâches du manager à l’utilisation massive de technologies numériques et d’opérations tels que les achats « en ligne ». Ainsi, « les outils de travail, ne sont plus des outils de travail », et survient alors « la difficulté d’accepter les limites de notre propre matérialité et corporalité ». Ce genre d’analyse nous paraît assez dangereuse. Tout d’abord parce qu’elle semble vouloir distinguer une production numérique d’une production « matérielle ». Or, lorsqu’on saisit des données dans un ordinateur, lorsque l’on répond à des courriels, que l’on rédige un dossier ou que l’on effectue des tâches en ligne, on produit. À moins d’être un cadre techno-béat qui confond ses outils de travail avec des jouets, la dématérialisation des produits ne rend pas leur production abstraite : elle repose aussi sur une exploitation, des procédures, et parfois du harcèlement (coucou France Télécom !). Mme Dudézert apprendra que derrière un achat sur Amazon, il n’y a pas une opération « magique » mais bien des ouvriers, qui dorment dans le bois derrière leur entrepôt en Ecosse ou qui se font réprimer leurs mouvements de grève en Pologne. Ça n’a rien de nouveau et encore moins de magique que de riches cadres feignent d’ignorer l’exploitation, et ça a peu à voir avec le « numéri-magique » et sa supposée abstraction.

Ensuite cette idée que le numérique effacerait la notion entre travail et non-travail, qu’il faudrait « retrouver le faire » en fréquentant à nouveau la production, tend à dépolitiser complètement la question de l’organisation du travail : finalement les problèmes d’encadrement ne seraient que des questions individuelles de chefs qui devraient lâcher leurs smartphone-baguettes pour redescendre un peu dans le monde réel… pour ensuite mieux reprendre leur position de prescripteurs ! Au lieu de chercher un sens au travail des managers, peut-être faudrait-il se poser la question de leur utilité. Ce n’est pas la numérisation du travail qui le rend abstrait mais plutôt son organisation au sein d’une structure capitaliste avec ses hiérarchies et ses aliénations [1] .

Les managers se rêvent sorciers, ils ne sont que des illusionnistes. La production leur échappe, ils soufrent que leur activité manque de sens, certes. Mais c’est peut être parce qu’ils ont simplement du mal à justifier leur propre rôle. Ils se rêvaient caïds commandant, ils se réveillent petit rouage de l’exploitation. Au syndicat nous défendons l’autogestion et ce n’est pas un hasard. Nous ne voulons pas de ces illusionnistes féériseurs. Loin de leurs baguettes magiques, nous pratiquons la rotation des mandats comme des tâches pénibles, pour que tout le monde trouve sa place.


[1Voir Crack Capitalism, John Holloway, Editions Libertalia (2012)